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Pendant

longtemps, pendant des jours (combien de jours ? qui aurait pu le savoir ?

certainement pas La Poubelle en tout cas), Donald Merwin Elbert connu sous le

nom de La Poubelle depuis l’époque confuse et lointaine où il usait ses fonds

de culotte sur les bancs de l’école avait erré dans les rues de Powtanville, Indiana,

fuyant ces voix qui résonnaient dans sa tête, esquivant des coups imaginaires, les

mains levées pour se protéger des pierres que lui lançaient ses fantômes.

Hé, La Poubelle !

Hé, La Poubelle, tu m’entends !

T’as encore fait du feu cette semaine ?

Qu’est-ce qu’elle a dit, la

vieille Semple, quand tu as brûlé son chèque de pension ?

Hé, La Poubelle, tu veux pas

acheter un peu d’essence ?

Et des électrochocs, tu crois

pas que ça te ferait du bien, La Poubelle ?

La Poubelle…

… Hé, La Poubelle…

Il savait parfois que ces voix n’étaient

pas réelles, mais parfois il hurlait pour les faire s’arrêter, comprenait alors

que la seule voix était la sienne qui lui revenait, renvoyée par les murs des

maisons, le mur du lave-auto où il travaillait autrefois où il était assis

maintenant, ce matin du 30 juin, dévorant un gros sandwich dégoulinant de confiture,

de tomate et moutarde. Pas de voix, sauf la sienne qui rebondissait sur les

murs des maisons hostiles. Car il n’y avait plus personne à Powtanville. Tout

le monde était parti… Tout le monde ? On lui avait toujours dit qu’il

était fou, et c’était bien une idée de fou que de penser qu’il n’y avait plus

personne dans sa ville, sauf lui. Mais il ne pouvait détourner les yeux des

réservoirs d’essence à l’horizon, énormes, blancs, ronds, comme des nuages bas.

Ils se dressaient entre Powtanville et la route qui menait à Gary, puis à

Chicago. Il savait ce qu’il avait envie de faire, et que ce n’était pas un rêve.

Ce n’était pas bien du tout mais ce n’était pas un rêve, et il n’allait pas pouvoir

s’en empêcher.

Tu t’es brûlé les doigts, La

Poubelle ?

Hé, La Poubelle, tu sais pas

qu’on fait pipi au lit quand on joue avec le feu ?

Il crut que quelque chose

arrivait sur lui en sifflant. Il poussa un petit cri et leva les deux mains

pour se protéger, le cou rentré dans les épaules, laissant son sandwich rouler

dans la poussière. Mais il n’y avait rien, il n’y avait personne. Derrière le

mur du lave-auto, il n’y avait que la route 130, celle de Gary, celle qui

passait d’abord devant les énormes réservoirs de la Cheery Oil Company. Il

ramassa son sandwich en pleurnichant, enleva de son mieux la terre qui couvrait

le pain blanc, et se remit à manger.

Était-ce un rêve ? Autrefois,

il avait eu un père. Le shérif l’avait abattu en pleine rue devant l’église

méthodiste. Depuis, il lui avait fallu vivre avec ce souvenir.

Hé, La Poubelle, le shérif

Greeley a flingué ton vieux comme un chien enragé, t’es au courant, enfoiré de

mes deux ?

Son père était allé boire au bar O’toole.

Une dispute. Wendell Elbert était armé et il avait tué le barman, puis il était

rentré chez lui. Il avait tué les deux frères aînés de La Poubelle, sa sœur

aussi – oh, Wendell Elbert était un drôle de type, très mauvais caractère, il y

avait longtemps que ça ne tournait pas très rond dans sa tête, tout le monde le

savait à Powtanville, et tout le monde disait aussi tel père tel fils – il

aurait tué la mère de La Poubelle si Sally Elbert ne s’était pas enfuie en

hurlant dans la nuit, son petit Donald (plus tard connu sous le nom de La

Poubelle) dans les bras. Il avait cinq ans. Debout en haut de l’escalier, Wendell

Elbert avait tiré sur eux, les balles sifflaient et ricochaient sur le bitume

de la route, et la dernière fois que Wendell avait tiré, le pistolet bon marché

qu’il avait acheté à un Nègre, dans un bar de Chicago, avait explosé entre ses

mains. Les éclats de métal lui avaient arraché presque toute la figure. Il

était descendu dans la rue, du sang plein les yeux, hurlant de douleur, brandissant

ce qui restait de son pauvre revolver, le canon bourgeonnant comme un

champignon, fendu comme un cigare de farces et attrapes. Au moment où il

arrivait devant l’église méthodiste, le shérif Greeley était arrivé à bord de l’unique

voiture de patrouille de Powtanville. Il lui avait donné l’ordre de ne plus

bouger et de lâcher son arme. Mais Wendell Elbert avait pointé son pistolet sur

le shérif, Greeley n’avait pas vu qu’il était hors d’usage, ou n’avait pas

voulu le voir. De toute façon, le résultat était bien le même. Il avait

descendu Wendell Elbert du premier coup.

Hé, La Poubelle, t’as déjà foutu

le feu à ta bite ?

Il se retourna pour voir qui lui

parlait – on aurait dit Carley Yates, ou un des gars qui traînaient avec lui du

temps qu’il était gosse. Sauf que Carley n’était plus un gosse, pas plus que La

Poubelle.

Peut-être qu’on allait finir par

l’appeler Don Elbert maintenant, au lieu de La Poubelle, comme Carley Yates s’appelait

Carley Yates, le concessionnaire Chrysler-Plymouth. Sauf que Carley Yates était

parti, que tout le monde était parti, et qu’il était peut-être trop tard pour

qu’on ne l’appelle plus La Poubelle.

Il n’était

plus assis contre le mur du lave-auto ; il était à près de deux kilomètres

au nord-ouest de la ville, il marchait sur la route 130, et la ville de

Powtanville s’étendait en contrebas comme un village miniature. Les réservoirs

n’étaient plus qu’à un kilomètre. Il avait une boîte à outils dans une main, un

bidon d’essence dans l’autre.

Non, ce n’est pas bien, mais…

Une fois

Wendell Elbert enterré, Sally Elbert avait trouvé un boulot au café du coin. Et

c’est alors que son dernier petit poussin, Donald Merwin Elbert avait commencé

à mettre le feu dans les poubelles des gens. Il était en douzième ou en onzième.

Attention, les filles ! La

Poubelle va venir vous brûler les jupes !

Il est fou !

Ce n’est que l’année suivante que

les grands avaient découvert qu’il foutait le feu partout. Le shérif était venu,

le bon vieux shérif Greeley, et c’était comme ça que l’homme qui avait abattu

son père devant l’église méthodiste avait fini par devenir son beau-père.

Hé, Carley, une devinette :

Comment est-ce que ton père peut tuer ton père ?

Je sais pas. Dis-moi ?

Je sais pas moi non plus, mais

suffit de demander à La Poubelle !

Ouuuhahahahaha !

Il arrivait

devant l’allée de gravier. Ses épaules lui faisaient mal à cause du poids de la

boîte à outils et du bidon. Sur la grille, une pancarte : CHEERY PETROLEUM

COMPANY. TOUS LES VISITEURS DOIVENT SE PRÉSENTER AU BUREAU ! MERCI !

Il y avait quelques voitures dans

le parking, pas beaucoup. La plupart avaient leurs pneus à plat. La Poubelle remonta

l’allée et se faufila derrière la grille restée entrouverte. Ses yeux, bleus et

vides, étaient fixés sur l’escalier de fer qui montait en tournant autour du premier

réservoir, jusqu’en haut. Une chaîne à laquelle pendait une autre pancarte

barrait l’entrée de cet escalier. ENTRÉE INTERDITE ! STATION DE POMPAGE

FERMÉE. Il enjamba la chaîne et commença à monter.

Ce n’était pas

juste que sa mère se marie avec le shérif Greeley. En neuvième, il avait

commencé à mettre le feu dans les boîtes aux lettres, c’était l’année où il

avait brûlé le chèque de pension de la vieille Mme Semple, et

il s’était encore fait pincer. Sally Elbert Greeley avait piqué une crise le

jour où son nouveau mari lui avait parlé d’envoyer le garçon à l’asile de

Terre-Haute. (Tu dis qu’il est fou ! Comment tu veux qu’un p’tit gars

de dix ans soit fou ? Tu veux seulement te débarrasser de lui ! Tu t’es

débarrassé de son père, et maintenant tu veux te débarrasser de lui !) Greeley n’avait eu d’autre choix que de porter plainte contre le petit. Mais on

ne peut pas envoyer un enfant de dix ans en maison de correction, à moins de

vouloir le voir sortir de là avec le cul en trompette, à moins de vouloir que

votre nouvelle femme divorce aussi sec.

Il montait, montait.

Ses semelles faisaient résonner les marches de fer. Les voix étaient restées en

bas et personne ne pouvait lui lancer de pierres à cette hauteur. Sur le parking,

les voitures ressemblaient à des jouets. Seul le vent lui parlait encore tout

bas à l’oreille, gémissant dans une prise d’air ; et puis, très loin, l’appel

d’un oiseau. Les arbres et les champs s’étendaient à perte de vue, dans toutes

les nuances de vert, légèrement bleutées par la brume du petit matin. Il

souriait maintenant, heureux, en montant l’escalier de fer, toujours plus haut.

Lorsqu’il arriva au sommet du

réservoir, une plate-forme circulaire, il crut toucher le ciel, comme si en

levant le bras il allait gratter avec ses ongles la craie bleue de tout ce ciel.

Il posa le bidon et la boîte à outils, puis regarda autour de lui. On pouvait

voir Gary, car les cheminées des usines ne fumaient plus et l’air était aussi

clair là-bas qu’ici. Chicago noyée dans un brouillard d’été, comme dans un rêve,

et un éclat de lumière très loin au nord, peut-être le lac Michigan, ou rien du

tout. L’air avait une odeur douce, dorée, qui lui fit penser à un petit

déjeuner paisible dans une cuisine inondée de soleil. Bientôt, tout allait s’embraser.

Avec sa boîte à outils, il se

dirigea vers le poste de pompage. Les machines n’avaient pas de secrets pour

lui ; il comprenait la mécanique comme certains idiots savants sont

capables de multiplier et de diviser mentalement des nombres de sept chiffres. Il

ne comprenait pas ce qu’il faisait ; il laissait ses yeux errer ici et là,

puis ses mains se mettaient à travailler, sûres de ce qu’elles allaient faire.

Hé, La

Poubelle, pourquoi t’as foutu le feu à l’église ? Pourquoi t’as pas foutu

le feu à l’école ?

En huitième, il avait mis le feu

dans le salon d’une maison abandonnée à Sedley, la petite ville voisine. La

maison avait brûlé de fond en comble. Son beau-père, le shérif Greeley, avait

dû le mettre au frais parce qu’une bande de mômes lui avait cassé la gueule et

que les grands voulaient s’y mettre eux aussi (tu parles, s’il avait pas plu,

cette espèce de cinglé aurait brûlé la moitié de la ville !). Greeley

avait dit à Sally qu’il fallait envoyer Donald à Terre-Haute, pour qu’on lui

fasse passer des tests. Et Sally lui avait répondu qu’elle l’abandonnerait s’il

faisait ça à son petit, à son petit poussin, le seul qui lui restait, mais Greeley

avait tenu bon. Le juge avait signé les papiers, et La Poubelle n’avait pas

revu Powtanville pendant quelque temps, deux ans. Sa mère avait divorcé et, la

même année, le shérif n’avait pas été réélu. Greeley s’était retrouvé sur une

chaîne de montage, dans une usine de Gary. Sally venait voir La Poubelle toutes

les semaines. Elle pleurait chaque fois.

– Tu vas

voir, fils de pute ! murmura La Poubelle.

Puis il regarda furtivement

autour de lui, au cas où quelqu’un l’aurait entendu dire un gros mot. Mais il n’y

avait personne, naturellement, puisqu’il se trouvait au sommet du réservoir

numéro 1 de la Cheery Oil et que même s’il avait été sur le plancher des vaches,

il ne restait plus personne. Sauf les fantômes. Au-dessus de lui, de gros

nuages blancs dérivaient lentement.

Un énorme tuyau de plus de

soixante centimètres de diamètre sortait du poste de pompage. Il ne s’agissait

que d’un trop-plein, mais le réservoir était rempli d’essence sans plomb dont

une petite quantité avait fui, peut-être l’équivalent d’un demi-litre, dessinant

des traces brillantes dans la fine couche de poussière qui recouvrait le sommet

du réservoir. La Poubelle se releva, les yeux brillants, une grosse clé dans

une main, un marteau dans l’autre. Il laissa tomber ses outils qui firent

résonner la tôle.

Comme ça, il n’allait pas avoir

besoin du bidon d’essence qu’il avait apporté. Il prit le bidon, hurla « Larguez

les bombes ! » et le lança dans le vide. Il le regarda pirouetter

avec beaucoup d’intérêt. À un tiers de sa course, il heurta l’escalier, rebondit,

puis poursuivit sa chute jusqu’au sol en lâchant une gerbe d’essence couleur d’ambre

par le côté qui s’était crevé en frappant l’escalier de fer.

Il revint au trop-plein, regarda

les petites flaques brillantes d’essence. Il sortit une pochette d’allumettes, la

regarda, coupable et fasciné, rempli d’une douce excitation. Sur la pochette, une

annonce vantait les mérites des cours par correspondance de l’école La Salle de

Chicago. Je suis debout sur une bombe, pensa-t-il. Il fermait les yeux, tremblant

de peur, en pleine extase, repris par cette ancienne excitation glacée qui lui

engourdissait les doigts et les orteils.

Hé, La Poubelle, putain de

sinoque !

Il était sorti

de l’asile de Terre-Haute à treize ans. Ils avaient dit qu’il était guéri mais

ils n’en savaient foutrement rien. Ils avaient besoin de sa chambre pour y enfermer

un autre cinglé pendant quelques années. La Poubelle était rentré chez lui. Il

avait pris beaucoup de retard dans ses études et ne semblait vouloir ou pouvoir

le rattraper. On lui avait donné des électrochocs à Terre-Haute et, lorsqu’il

était revenu à Powtanville, il ne pouvait plus se souvenir de rien. Il

apprenait quelque chose, puis oubliait tout quelques minutes plus tard. Naturellement,

ses notes étaient épouvantables.

Pendant quelque temps, il n’alluma

pas d’incendies ; c’était déjà quelque chose. Tout était rentré dans l’ordre,

apparemment. Le shérif qui avait tué son père était parti ; il était

là-bas, à Gary, en train de monter des phares sur des Dodge. Sa mère

travaillait toujours au café de Powtanville. Tout allait bien. Bien sûr, il y

avait la CHEERY OIL, les réservoirs blancs qui se dressaient à l’horizon comme

d’énormes boîtes de conserve blanchies à la chaux, et derrière les cheminées

des usines de Gary – Gary où travaillait le shérif, l’assassin de son père – comme

si Gary était déjà en flammes. Il se demandait souvent quel bruit feraient les

réservoirs de la Cherry Oil quand ils sauteraient. Trois explosions, assez

fortes pour vous crever les tympans, pour vous frire les yeux dans leurs

orbites ? Trois colonnes de feu (père, fils et saint-shérif tueur de père)

qui brûleraient jour et nuit pendant des mois ? Ou peut-être refuseraient-ils

de brûler ?

Il allait bientôt le savoir. La

douce brise d’été éteignit les deux premières allumettes. Il laissa tomber les

petites tiges noircies sur la tôle rivetée du réservoir. Sur sa droite, près du

garde-fou, il vit un insecte qui se débattait dans une flaque d’essence. Je

suis comme cette bestiole, se dit-il, et il se demanda quel était ce monde où

Dieu vous laissait tomber dans un sale merdier comme une bestiole dans une

flaque d’essence, et vous laissait là vous débattre pendant des heures, peut-être

pendant des jours… ou même, dans son cas, pendant des années. Un monde qui

méritait bien de brûler, voilà. Il était là, tête basse une troisième allumette

à la main, quand la brise tomba.

Lorsqu’il

était rentré, on l’avait d’abord appelé sinoque, débile et La Torche,

mais Carley Yates, qui avait maintenant trois années d’avance sur lui à l’école,

s’était souvenu des poubelles et c’était le surnom de Carley qui lui était

resté. À seize ans, il avait quitté l’école avec l’autorisation de sa mère (Qu’est-ce

que vous voulez ? Ils me l’ont bousillé à Terre-Haute. Je leur ferais un

procès si j’avais de l’argent. Des électrochocs, c’est comme ça qu’ils

appellent ça. Mais moi je dis que c’est une saloperie de chaise électrique, voilà

ce que c’est !) et il était allé travailler au lave-auto : frotte

les phares/ frotte le bas des portes/ soulève les essuie-glaces/ astique les

rétroviseurs i>et vous voulez un lustrage avec ça, monsieur ? Pendant

un petit bout de temps, la vie avait continué comme il était écrit qu’elle

devait le faire. Les gens lui gueulaient des trucs en passant en voiture, lui

demandaient ce que la vieille Semple (depuis quatre ans dans sa tombe) avait

dit lorsqu’il avait brûlé son chèque de pension, s’il avait pissé dans son lit

le jour où il avait foutu le feu à la maison de Sedley ; ils lui

gueulaient des trucs quand il passait devant l’épicerie ou le bar O’Toole ;

et ils gueulaient aussi : « Vlà La Poubelle ! Planquez vos

allumettes ! Écrasez vos mégots ! » Il n’entendait plus que

vaguement les voix, mais il ne pouvait ignorer les pierres qui sortaient en

sifflant d’une ruelle obscure, de l’autre côté de la rue. Une fois, on lui

avait lancé une canette de bière à moitié pleine d’une voiture en marche. La

canette s’était écrasée sur son front et il était tombé à genoux.

C’était la vie : les voix, parfois

les pierres, le lave-auto. Et, à l’heure du déjeuner il s’asseyait là où il

était assis tout à l’heure, avalait le sandwich aux tomates que sa mère lui

avait préparé, regardait les réservoirs de la Cheery Oil, se demandait comment

ça se passerait.

C’était la vie, jusqu’à ce qu’il

se retrouve un soir dans le vestibule de l’église méthodiste, un bidon de vingt

litres d’essence à la main en train de tout asperger autour de lui – particulièrement

les vieux recueils de cantiques entassés dans un coin – et il s’était arrêté. Et

il avait pensé : C’est pas bien, c’est pas bien du tout, c’est STUPIDE,

ils vont savoir que c’est toi, ils diraient que c’est toi même si c’était quelqu’un

d’autre, et ils vont t’enfermer ; il réfléchissait et l’odeur de l’essence

lui remplissait les narines tandis que des voix papillonnaient et

tourbillonnaient dans sa tête, comme des chauves-souris dans un beffroi hanté. Puis

un sourire lui avait lentement éclairé le visage, et il avait remonté l’allée

centrale en courant, aspergeant d’essence toute l’église, depuis le vestibule

jusqu’à l’autel, comme un futur marié qui arrive en retard à son mariage, si

pressé qu’il commence à lâcher le chaud liquide qu’il aurait dû garder pour la

nuit de ses noces.

Puis il était revenu en courant

dans le vestibule avait sorti une seule allumette de bois de sa poche l’avait

frottée sur la fermeture Éclair de ses jeans l’avait lancée sur les recueils de

cantiques imbibés d’essence, en plein dans le mille, flouf ! et le

lendemain il était en route pour la Maison de redressement de l’Indiana, tandis

que fumaient encore les décombres noircis de l’église méthodiste.

Et Carley Yates était là, debout

contre le lampadaire, en face du lave-auto, une Lucky Strike au coin de la bouche,

et Carley avait hurlé son adieu, son épitaphe : Hé, La Poubelle, pourquoi

t’as foutu le feu à l’église ? Pourquoi t’as pas foutu le feu à l’école ?

Il avait dix-sept ans quand on l’avait

envoyé dans la Maison de redressement. À dix-huit, ce fut la prison pour les

adultes. Combien de temps ? Qui aurait pu le savoir ? Certainement pas

La Poubelle en tout cas. En prison, tout le monde s’en foutait bien qu’il ait

brûlé l’église méthodiste. D’autres types avaient fait bien pire. Assassinats. Viols.

Casser en deux la tête de vieilles dames dans des bibliothèques. Certains détenus

voulaient lui faire des trucs, d’autres voulaient qu’il leur fasse des trucs. Il

s’en foutait. C’était la nuit, quand on éteignait les lumières. Un homme, un

chauve, lui avait dit qu’il l’aimait – Je t’aime, Donald – c’était

sûrement mieux que de recevoir des pierres. Mais parfois, la nuit, il rêvait à

la CHEERY OIL. Et dans ses rêves, il y avait toujours cette explosion suivie de

deux autres BANG… BANG ! BANG ! D’énormes explosions creuses qui

montaient dans le ciel, modelaient la lumière du jour comme les coups de

marteau donnent sa forme à une feuille de cuivre. Et tout le monde en ville s’arrêterait

aussitôt, regarderait en direction du nord vers Gary, vers l’endroit où les

trois réservoirs se découpaient sur le ciel comme d’énormes boîtes de conserve

blanchies à la chaux. Carley Yates serait en train d’essayer de vendre une

Plymouth vieille de deux ans à un jeune couple avec un bébé, il s’arrêterait au

beau milieu de sa phrase regarderait là-bas. Les types qui traînaient devant le

bar O’Toole ou devant l’épicerie se précipiteraient dans la rue, laissant

derrière eux leurs bières. Au café, sa mère se figerait devant la caisse

enregistreuse. Le nouvel employé du lave-auto s’arrêterait de frotter les

phares, l’éponge à la main, regarderait en direction du nord tandis que cet

énorme bruit martèlerait le cuivre de la routine quotidienne : BAAAANG !

C’était son rêve.

Il avait fini par se gagner la

confiance des gardiens et, quand cette drôle de maladie était arrivée, on l’avait

envoyé à l’infirmerie. Pour donner un coup de main. Quelques jours plus tôt, il

n’y avait plus eu de malades, car tous les malades étaient morts. Tout le monde

était mort ou avait foutu le camp, sauf un jeune gardien, Jason Debbins, qui s’était

assis au volant d’un camion de livraison et qui s’était tiré une balle dans la

tête.

Où aller, si ce n’est chez lui ?

Il était donc rentré.

La brise caressa doucement sa

joue, puis retomba.

Il frotta une autre allumette et

la laissa tomber. Elle atterrit dans une petite flaque d’essence qui s’enflamma

aussitôt. Les flammes étaient bleues. Elles se propageaient délicatement, sorte

d’auréole dont le centre était l’allumette noircie. La Poubelle regarda un

moment, fasciné, puis courut vers l’escalier qui descendait en tournant autour

du réservoir. Avant de commencer à descendre, il jeta un coup d’œil derrière

lui. Le poste de pompage était entouré d’un halo de chaleur, d’un rideau de

tulle qui dansait comme un mirage. Les petites flammes bleues, qui ne faisaient

pas plus de cinq centimètres de haut avançaient vers les machines, vers le

trop-plein décrivant un demi-cercle qui allait s’élargissant. La bestiole ne se

débattait plus. Il ne restait plus d’elle qu’une carapace noircie.

Je pourrais rester.

Mais il n’en avait pas vraiment

envie. Il lui semblait confusément qu’il avait peut-être un but dans la vie à

présent, quelque chose de très grand, de grandiose. Il eut donc un peu peur et

commença à descendre l’escalier quatre à quatre. Ses semelles faisaient

résonner les marches, sa main courait sur la rampe rouillée.

Plus bas, encore plus bas, toujours

en cercle, et dans combien de temps les vapeurs d’essence qui flottaient à l’embouchure

du trop-plein prendraient-elles, combien de temps avant que la chaleur n’enflamme

l’essence dans la gorge du tuyau, dans le ventre du réservoir.

Les cheveux rabattus par le vent

de sa course, une grimace de terreur plaquée sur le visage, il descendait. Il

était à mi-hauteur maintenant, passait devant les énormes lettres CH, des

lettres de cinq mètres de haut peintes en vert sur le fond blanc du réservoir. Plus

bas, encore plus bas, et s’il trébuchait, s’il manquait une marche, il s’écraserait

comme le bidon tout à l’heure, se casserait les os comme des branches mortes.

Le sol se rapprochait, le cercle

de gravier blanc qui entourait le réservoir, l’herbe verte au-delà du gravier. Dans

le parking, les voitures reprenaient leurs dimensions normales. Et pourtant, il

avait l’impression de flotter, de flotter dans un rêve, de ne jamais pouvoir

arriver jusqu’en bas, de toujours courir et courir, sans aller nulle part. Il

était à côté d’une bombe, et la mèche était allumée.

Puis il y eut une explosion, très

haut au-dessus de lui, comme un gros pétard. Un choc métallique, assourdi par

la distance, puis quelque chose qui passa à côté de lui en vrombissant. C’était

un morceau de trop-plein. Il le vit tomber avec une terreur presque délicieuse,

complètement noir, tordu par la chaleur en une nouvelle forme excitante et

bizarre.

Il posa la main sur la rampe et

sauta par-dessus. Un claquement sec dans le poignet, une douleur fulgurante

dans le bras, jusqu’au coude. Sept mètres plus bas, il atterrit sur le gravier.

À peine s’il sentit la brûlure de ses avant-bras écorchés. Il gémissait, grimaçait

de terreur, et la journée était belle.

La Poubelle se releva, regarda, derrière

lui, au-dessus de lui, et repartit à toute vitesse. Le réservoir était couronné

d’une chevelure blonde qui grandissait à une vitesse étonnante. Tout allait

sauter d’un instant à l’autre.

Il courait, sa main droite inerte

au bout de son poignet fracturé. Il sauta par-dessus le talus du parking et ses

pieds firent claquer l’asphalte. Il courait maintenant, traversait le parking, traînant

son ombre derrière lui, il courait tout droit sur la large allée de gravier, franchissait

comme une flèche la grille entrouverte, arrivait sur la route 130. Il la

traversa et se jeta dans le fossé. Il atterrit sur un lit de feuilles mortes et

de mousse humide, les bras autour de la tête, les poumons déchirés par des

coups de poignard.

Le réservoir sauta. Sans faire

BAAAANG ! mais KA-BOUM ! un bruit énorme, bref et guttural, si fort

qu’il sentit ses tympans se comprimer, ses yeux sortir de leurs orbites. Puis

une deuxième explosion, puis une troisième. Et La Poubelle se tordait sur les

feuilles mortes, hurlait silencieusement, le visage déformé par une affreuse

grimace. Il s’assit, les mains plaquées sur les oreilles, et tout à coup le

vent le frappa avec une telle force qu’il le renversa, comme s’il n’avait pas

pesé plus lourd qu’un bout de papier.

Derrière lui, les jeunes arbres

se couchèrent et leurs feuilles s’agitèrent frénétiquement, comme des

banderoles un jour de grand vent. Un ou deux cassèrent avec un petit bruit sec,

comme si quelqu’un tirait des pigeons d’argile. Des débris incandescents

commencèrent à tomber de l’autre côté de la route, certains sur la chaussée. Ils

frappaient l’asphalte avec un bruit sonore, tordus, noircis, comme le

trop-plein. Des rivets à moitié arrachés tenaient encore aux bouts de tôle.

KA-BOUUUUM !

La Poubelle se rassit et vit un

gigantesque arbre de feu derrière le parking. Une énorme colonne de fumée noire

montait tout droit à une hauteur étonnante avant que le vent ne la fasse

chavirer. La lumière était si vive qu’il lui fallut presque fermer les yeux et

maintenant une haleine de four traversait la route, et il sentit sa peau se

contracter comme si elle devenait une enveloppe de métal. Ses yeux pleuraient

des torrents de larmes. Un autre morceau de métal incandescent, celui-ci de

plus de deux mètres, en forme de diamant, tomba du ciel, se planta dans le

fossé, à six mètres sur sa gauche, et les feuilles mortes s’embrasèrent

aussitôt sur leur lit de mousse humide.

KA-BOUUUUM-KA-BOUUUUM !

S’il restait là, il allait se

transformer en torche vivante. Il bondit sur ses pieds et se mit à courir le

long de la route dans la direction de Gary. Dans ses poumons brûlants, l’air

avait pris un goût de métal. Il se toucha les cheveux, croyant qu’ils s’étaient

enflammés. L’odeur douceâtre de l’essence flottait autour de lui, semblait l’envelopper.

Le vent chaud déchirait ses vêtements. Ses yeux noyés de larmes virent deux

routes devant lui, puis trois.

Un autre craquement déchira l’air

quand l’onde de choc fit imploser les bâtiments de la Cheery Oil Company. Des

poignards de verre sifflèrent dans l’espace. Une pluie de béton s’abattit sur

la route. Un morceau d’acier, à peine plus gros qu’une pièce de monnaie, entailla

la manche de sa chemise et lui érafla la peau. Un autre morceau, assez gros

pour lui transformer la tête en gelée de groseilles, tomba juste à ses pieds, puis

rebondit, laissant un joli cratère derrière lui. Puis il sortit du déluge, les

tempes battantes, comme si son cerveau brûlait dans le grondement d’une

chaudière à mazout.

KA-BOUUUUM !

Un autre réservoir venait de

sauter. Devant lui, l’air sembla ne plus opposer de résistance et une grande

main chaude lui donna une violente poussée dans le dos, une main qui épousait

tous les contours de son corps, des pieds jusqu’à la tête ; elle le

poussait en avant, ses pieds touchaient à peine le sol, et maintenant son

visage grimaçait de terreur, comme si on l’avait attaché au plus grand

cerf-volant du monde, poussé dans le grand vent, et qu’il volait, volait, montait

dans le ciel jusqu’à ce que le vent tombe, le laisse tomber comme une pierre

jusqu’en bas.

Derrière lui, une parfaite

fusillade d’explosions, l’arsenal de Dieu emporté par les flammes purificatrices,

Satan à la conquête du ciel, son capitaine d’artillerie un sourire dément sur

les lèvres, les joues en sang, La Poubelle de son vrai nom, La Poubelle qui

jamais plus ne serait Donald Merwin Elbert.

Des visions fugitives autour de

lui : des voitures sorties de la route, la boîte aux lettres bleue de M. Strang,

un chat mort, les pattes en l’air, un fil électrique tombé dans un champ de maïs.

La main le poussait moins fort

maintenant. À nouveau, il sentait devant lui une résistance. La Poubelle se

risqua à jeter un coup d’œil en arrière et vit que la butte où se dressaient

les réservoirs d’essence n’était plus qu’une boule de feu. Tout brûlait. Même

la route semblait brûler derrière lui et les arbres s’embrasaient comme des torches.

Il courut encore cinq cents

mètres, puis ralentit, hors d’haleine, titubant. Un kilomètre plus loin il s’arrêta,

regarda derrière lui, sentit la bonne odeur du feu. Aucun pompier pour l’éteindre.

L’incendie allait continuer là où le vent le porterait. Il brûlerait des mois

peut-être. Powtanville serait rayée de la carte et les flammes marcheraient vers

le sud, détruisant maisons, villages, fermes, champs, prés et forêts. Peut-être

iraient-elles jusqu’à Terre-Haute, peut-être brûleraient-elles cet endroit où

on l’avait enfermé. Peut-être plus loin encore ! Et si…

Ses yeux se tournèrent à nouveau

vers le nord, vers Gary. Il voyait la ville, ses grandes cheminées qui ne

crachaient plus de fumée comme des morceaux de craie sur un tableau bleu ciel. Et

plus loin, Chicago. Combien de réservoirs d’essence ? Combien de

stations-service ? Combien de trains silencieux sur leur voie de garage

remplis de gaz, de liquides et d’engrais inflammables ? Combien de bidonvilles

aussi secs que du petit bois ? Combien de villes au-delà de Gary, au-delà

de Chicago ?

Le pays attendait l’incendie sous

le soleil d’été.

Radieux, La Poubelle reprit sa

marche. Sa peau était déjà aussi rouge que la carapace d’un homard. Il ne

sentait rien cependant, mais ses brûlures allaient l’empêcher de dormir cette

nuit-là, emporté dans une exaltation féroce. Il y aurait des incendies encore

plus grands, encore plus beaux. Ses yeux étincelaient d’une joie démente, les

yeux d’un homme qui vient de découvrir le grand axe de sa destinée et l’empoigne

à deux mains.

 

le fléau
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